Forgerons
( Smiths / スミス )
Pour deux pianos et deux percussions
« Le Ciel et la Terre sont la grande fournaise, la transformation est le grand fondeur »
De nombreuses civilisations font apparaître le forgeron comme un créateur essentiel, manipulant les énergies primordiales pour donner naissance aux outils de chasse, de guerre, de construction ou d'agriculture. Travaillant le métal, seul le forgeron accède à cette matière extraite des entrailles de la terre, et plus encore, connaît, maîtrise, et métamorphose ce qui est de l'ordre du caché et de l'originel. Dans la genèse, le fils de Lamech, Tubal-Caïn, « forgeait tous les instruments d'airain et de fer » (traduction de Louis Segond). Dans le Véda indien, Brahmanaspati est le forgeron qui soude le monde, qui « crée l'être à partir du non-être ». Dans ses aspects cosmogoniques, le symbolisme de la forge m'est apparu proche du mythe de Prométhée : les forgerons possèdent le feu et sont, par leur action sur la matière première, une passerelle primordiale entre nature et culture.
Face aux crises que traversent aujourd'hui la planète et l'humanité, les problématiques voltairiennes et rousseauistes semblent refaire surface dans nos conversations quotidiennes ; où la culture semble tantôt la maladie (technologie, urbanisme, croissance), tantôt l'antidote (solutions technologiques, possibilité du refus). Or la création musicale, par sa théorie, est toujours le lieu d'une tension entre le naturel et le culturel. En organisant les sons entre eux, les compositeurs sont avant tout des forgeurs.
Dans cette pièce, la métaphore de la forge est présente dans un instrumentarium exclusivement composé de métaux, dans des modes de jeux essentiellement percussifs, mais aussi dans le parcours formel : entre hauteurs déterminées et indéterminées, entre une temporalité chaotique et maîtrisée, les musiciens que vous allez entendre sont surtout des forgerons du temps. J'ai adopté une démarche assez radicale dans l'écriture de cette pièce, où rien n'est gratuitement caché ou complexifié. Idées, matériaux et rythmes sont souvent présentés à l'état brut : tout est à nu, exposé à la surface comme ce métal sorti du feu souterrain, prêt à être martelé d'une répétition des plus primitives.
Photographie: Luc Hossepied
Création mondiale le 4 février 2015 au Conservatoire de Paris par les solistes de l'Ensemble Intercontemporain
AVEC :
Sébastien Vichard : Piano
Hideki Nagano : Piano
Gilles Durot : Percussion
Victor Hanna : Percussion